Une proposition de matrice de maturité Développement Durable et RSE

Comment concilier modèle économique et stratégie RSE ?

Le monde change. A présent, s’inscrire dans la démarche de durabilité n’est plus une option, mais s’impose à nous.

La RSE et le Développement Durable sont aujourd’hui des expressions omniprésentes dans le paysage médiatique et les discours managériaux, après une maturation de plusieurs décennies. Et pourtant, un certain flou persiste autour de ces concepts auprès des salariés et d’une bonne partie des dirigeants. Pire : les soupçons de greenwashing viennent parfois ternir les efforts accomplis par les entreprises. Il est ainsi difficile de distinguer ce qui relève de l’image et de la communication, et ce qui relève d’une stratégie intégrée et déployée dans toutes les activités opérationnelles. Une bonne notation ESG peut ainsi cacher des pratiques scandaleuses qui une fois révélées jettent le doute sur l’intégralité du « Sustainability Report ». Dès lors, il peut sembler difficile de faire le lien entre le discours RSE et Développement Durable et la stratégie d’entreprise.

La succession des crises et des tensions (climatiques, sanitaires, énergétiques, géopolitiques, sociales…) nous conduit pourtant à une évidence : le « toujours plus » d’une croissance infinie dans un monde fini n’est pas tenable pour l’humanité. Pour les entreprises, la notion de « responsabilité » n’est plus seulement une question de choix éthique par rapport aux impacts qu’elles génèrent dans leur écosystème, et encore moins un sujet de marketing, mais peut devenir une question de survie pure et simple : ne pas disposer de l’énergie ou du personnel nécessaire pour faire tourner une usine conduit à l’arrêt des activités.

La pérennité des modèles économiques est sans cesse questionnée. Depuis toujours, les entrepreneurs s’interrogent sur les évolutions de leur environnement et la viabilité de leur activité : mon marché existera-t-il toujours dans 5 ans, 10 ans, 20 ans ? Dès lors, comment concilier et articuler durabilité économique pour l’entreprise, et durabilité environnementale et sociale ?

La  stratégie « développement durable » n’est pas « un truc en plus » qui se rajouterait aux autres problématiques de l’entreprise, un sujet à traiter en parallèle de tous les autres. C’est une posture et des actions  qui irriguent tout le business model et toute l’organisation d’une manière transversale, et qui peuvent nécessiter de profonds changements. Ces changements peuvent être une simple adaptation, ou une atténuation des problèmes, ou au contraire un « pivotage » complet de l’activité.

Comment savoir où on en est, où on veut aller, et quelle voie emprunter ?

Une proposition de grille de lecture : la matrice de maturité Développement Durable

Chez ITOCOOP, nous réfléchissons depuis longtemps à ces questions  et nous avons imaginé une grille de lecture stratégique où chaque organisation peut se positionner et faire le lien entre ses objectifs  RSE, et sa stratégie business.

Cette grille nécessite d’analyser 2 dimensions permettant de se situer sur une matrice de maturité Développement Durable : l’ambition, et la transformation.

Image Matrice RSE

Petite étude de cas : illustrons ce point en prenant l’exemple d’une PME familiale du secteur textile. Cette entreprise qui existe depuis plusieurs décennies a une tradition de création et d’innovation dans le secteur de la mode. Dans les années 2000, pour pouvoir survivre face à la concurrence mondialisée, elle a délocalisé une bonne partie de sa production, tout en conservant le design en France. Elle cherche aujourd’hui à faire marche arrière, pour diverses raisons : complexité des chaînes logistiques, image d’une industrie polluante… Appelons-la MODA’N

Le premier axe : l’ambition

L’ambition est le niveau d’engagement et de contribution que l’entreprise vise, c’est l’intensité de sa motivation et de conviction.

Le niveau 1 : « Eviter les amendes et les sinistres ». Dans ce cas, on se contente de respecter la réglementation en matière sociale ou environnementale, et on se protège des aléas en fonction des risques que l’on a identifiés : risques climatiques ou sociaux par exemple.

Pour MODA’N, cela consiste à respecter la réglementation en matière sociale et environnementale, à remplir correctement les obligations déclaratives, et à se prémunir des risques identifiés. Par exemple : diversifier les fournisseurs face aux tensions sur les marchés, et construire une digue à côté des locaux car la rivière est un peu trop proche.

Le niveau 2 : « Ne pas être hors-jeu ». A ce stade, l’entreprise a perçu la nécessité d’assurer une certaine résilience face aux évolutions et attentes du marché, et face aux exigences des donneurs d’ordre. Il s’agit d’une position principalement défensive.

Ainsi MODA’N doit à présent donner à ses clients (les distributeurs) des garanties quant aux conditions de fabrication sur le plan social et environnemental. Récemment, MODA’N a perdu un appel d’offres d’un grand groupe pour une fabrication de vêtements de travail : le commanditaire avait des doutes sur l’impact environnemental de la fabrication et trouvait que les données fournies n’étaient pas assez explicites. MODA’N a donc dû accroître ses efforts de transparence sur les process de fabrication et les conditions sociales.

Le niveau 3 : « Construire un point fort de différenciation ». Une marche de plus est franchie : non seulement on est davantage transparent, mais en plus on apporte des preuves de son bon comportement, par exemple par l’obtention d’un label, qui constituera un avantage concurrentiel et positionnera l’entreprise comme un acteur responsable. Par rapport au niveau précédent, on est dans une position offensive, à la recherche des opportunités différenciantes.

Ainsi, consciente des enjeux en cours, la dirigeante de MODA’N a demandé à ses équipes d’étudier les différentes opportunités de labellisation ou de certification : Lucie, BCorp, GOTS …. Quelle est la voie que l’entreprise a intérêt à prendre pour améliorer sa position distinctive sur son marché ?

Le niveau 4 : « Militer pour la sauvegarde de la planète ». Dans ce cas, les dirigeants sont animés par une conviction personnelle forte. Ils souhaitent que leur entreprise contribue à l’amélioration du bien commun et de la société civile, dans l’intérêt général. On a dépassé le stade de l’opportunisme. Cette étape interroge profondément la finalité de l’entreprise, ainsi que sa gouvernance…

Dans le cas de MODA’N, la dirigeante fait face à un dilemme par rapport à l’avenir : transmettre les rênes de l’entreprise à son fils qui en a la compétence technique et managériale, et qui est aussi un militant écologique très engagé ? Ou bien vendre à un grand groupe dont les pratiques lui semblent tout à fait responsables, mais dont la finalité est davantage financière ? Elle s’interroge sur ce qui est le mieux pour l’entreprise et pour ses salariés sur le long terme. Mais ne faudrait-il pas aussi considérer l’impact de l’entreprise sur la société dans son ensemble ? Chercher à améliorer le monde ? Transformer la gouvernance ? En définitive, quelle est la finalité de l’entreprise ?

Le deuxième axe : la transformation de l’activité

Le passage d’une étape d’ambition à une autre nécessite d’être porté par des actions concrètes. Sinon, on reste au stade de l’incantation !

Ces actions vont matérialiser des niveaux de transformation plus ou moins profonds du business model et de la gouvernance. Nous avons choisi de les représenter sur le deuxième axe de la matrice, et nous avons retenu trois grands stades de transformation (à analyser plus finement dans le cadre d’un travail stratégique).

Prenons un à un les trois stades de transformation possibles :

Stade 1 : Compensation des effets négatifs. A ce stade, on ne change pas son business model ni ses méthodes de travail, mais on compense par des actions RSE censées être bénéfiques pour la planète et ses habitants.

Ainsi MODA’N compense son bilan carbone peu glorieux par la participation à un programme de reforestation. L’entreprise participe également à des projets de mécénat en apportant son soutien à plusieurs associations investies dans l’éducation des enfants.

 

Stade 2 : Adaptation de l’offre ou des process. On ajuste les process et méthodes de travail, on modifie l’offre, avec pour  objectif d’améliorer l’impact environnemental et social lié aux activités de l’entreprise.

Dans le cas de MODA’N , cette adaptation s’est faite progressivement, et s’est accélérée sous la pression du marché : relocalisation des fournisseurs en France ou en Europe, réouverture d’un atelier en France, utilisation de coton biologique en priorité. Ces efforts considérables ont nécessité de repenser l’organisation du travail, et permettent d’envisager avec plus de réalisme l’obtention d’un label écoresponsable reconnu.

Stade 3 : Mutation du business model. Ici les transformations sont plus profondes, et conduisent à modifier profondément le modèle d’affaires : on ne vend plus les mêmes produits ou services. Par exemple, c’est passer d’un système de vente de produits à un système de location. Ou encore, c’est la généralisation de l’économie circulaire. Il peut s’agir là d’un point de rupture, nécessitant de questionner profondément l’évolution du marché, voire de « pivoter » complètement par rapport à l’activité actuelle.

Dans le cas de MODA’N, rien de tel n’est prévu à court terme. Mais le fils de la dirigeante aimerait transformer l’activité en n’ayant plus recours à des tissus neufs, mais en utilisant systématiquement  des chutes de tissu de l’industrie textile. Car du coton bio neuf, c’est toujours de la pollution et de la consommation d’eau excessive… Evidemment cela nécessiterait de revoir complètement l’offre de produits, de fabriquer en petites séries, et d’acquérir des compétences nouvelles. Il s’interroge aussi sur la possibilité de faire évoluer la gouvernance vers une forme de société coopérative.

Comment utiliser cette matrice ?

Sur chacun des axes de la matrice, le passage d’un niveau à l’autre se fait graduellement, et n’est pas forcément homogène sur toutes les dimensions ESG de l’entreprise (environnemental, social, gouvernance).

Ceci nécessite de questionner toutes les dimensions métiers, et toutes les parties prenantes internes ou externes. Les analyses de matérialité, les analyses de risque, les outils d’analyse stratégiques des portefeuilles d’activité, complètent utilement la réflexion et sont nécessaires pour définir la cible et un plan d’action réaliste.

La démarche serait ainsi la suivante :

  1. Identifier le point de départ : se positionner sur la matrice à l’aide d’un diagnostic économique et ESG.
  2. Procéder à une analyse stratégique de son portefeuille d’activités (grâce à des outils éprouvés, BMC, SWOT, PORTER, matrice de matérialité…).
  3. Définir son objectif et le point d’arrivée cible.
  4. Construire une trajectoire, étape par étape.
  5. Définir un système de pilotage en continu et la gouvernance associée.

La stratégie RSE et la stratégie Développement Durable sont ainsi complètement intégrées dans la stratégie d’affaires. La changement passe également par une mobilisation de tous les métiers dans l’entreprise. Ainsi, la RSE ne sera pas « un truc en plus », mais un levier transversal de pérennité et de durabilité.

Remarque complémentaire ITOCOOP : volontairement, nous n’avons pas évoqué le terme « mission », pour ne pas générer de confusion avec la notion « d’ entreprise à mission » au sens de la loi PACTE.

On pourrait penser logiquement que ces « entreprises à mission » se situent dans le coin supérieur droit de la matrice.

On peut alors se poser la question suivante  : les « entreprises à mission » sont-elles  dans la pratique au niveau 3, ou au niveau 4 de notre échelle d’ambition ?  En théorie, on peut penser que le niveau 4 , celui du militantisme, est davantage signifiant. Dans la réalité, tout l’enjeu dans les audits de ces entreprises, va être de déceler la part des démarches excessivement opportunistes.

Par ailleurs, le fait d’être une « entreprise à mission » ne nécessite pas toujours de changer radicalement son modèle d’affaires et ses activités. Dans un monde où les ressources sont limitées, toutes les entreprises vont devoir  adapter leurs activités, mais pas nécessairement en effectuant un pivotage complet.